L’athlétisme : Ce sport mal-aimé !
23 novembre, 2023
Par Denis Poulet
Il y a plus de 50 ans, à l’époque où je foulais les pistes des stades sous les couleurs de l’Université de Montréal, l’athlétisme était un sport méconnu au Québec, voire un peu risible. On parlait d’un sport « confidentiel » où ne brillaient que quelques francophones dans un océan anglophone. L’autobiographie du marcheur olympique Marcel Jobin, parue en 1980, porte un titre éloquent : Le fou en pyjama !
C’était avant les Jeux olympiques de Montréal de 1976. Il y avait tout de même une communauté athlétique en développement, des clubs naissaient en dehors de Montréal, quelques noms faisaient les manchettes de temps en temps. L’attribution de l’organisation des Jeux à Montréal, six ans avant leur tenue, avait fait naître de grands espoirs.
Les Jeux ont eu lieu. En athlétisme, un nom avait émergé : Claude Ferragne, sauteur en hauteur. Il avait acquis sa notoriété en battant le champion olympique Yüri Tarmak le 23 mars 1973 au Forum de Montréal devant plus de 11 000 spectateurs (un bond de 2,21 m, record canadien en salle). Dans la presse, certains le voyaient déjà avec une médaille olympique autour du cou.
Aux Jeux de Montréal, il y avait son amical rival Robert Forget, plus explosif mais aussi plus imprévisible. Ferragne a atteint la finale, mais il n’a pu faire mieux qu’une 12e place (2,14 m), tandis que Forget avait été éliminé en qualification (2,05 m). Le public n’avait pas trouvé son héros sur le stade, ayant plutôt « adopté » la petite Roumaine Comaneci qui avait épaté le monde entier en gymnastique au Forum.
Avant Ferragne, peu de noms québécois étaient connus du grand public en athlétisme. Le marathonien Gérard Côté, quatre fois vainqueur à Boston dans les années 1940, avait acquis une réputation légendaire. Il avait succédé à une autre légende québécoise de la course à pied, Édouard Fabre, gagnant du marathon de Boston en 1915. C’était là deux coureurs de fond, qui avaient brillé hors stade, sans toutefois remporter de titre olympique.
À ces deux-là, on pourrait sans doute ajouter Jacqueline Gareau, elle aussi gagnante à Boston, mais beaucoup plus tard, soit en 1983. Sa 5e place au marathon des premiers Championnats du monde, en Finlande, la même année, fut un exploit tout aussi exceptionnel, quoique beaucoup plus discret, en tout cas largement ignoré du grand public.
Le seul autre athlète québécois dont la renommée a dépassé le petit monde des connaisseurs est Bruny Surin. En 1996, à Atlanta, il est devenu le second médaillé d’or olympique québécois de l’histoire en athlétisme, après Étienne Desmarteau, gagnant du poids de 56 lb aux Jeux de Saint Louis en 1904. Desmarteau avait été complètement oublié jusqu’aux débuts des années 1970. On l’a ressuscité parce que Montréal avait obtenu les Jeux olympiques de 1976, mais sa gloire avait été bien éphémère. Et le poids de 56 lb n’était plus depuis longtemps une discipline olympique.
Surin a vraiment été un phare pour l’athlétisme québécois. Sa carrière internationale a duré plus d’une douzaine d’années, il a été l’un des grands du sprint mondial, il est resté sur la scène publique après sa retraite du sport, par exemple en se faisant analyste des épreuves de sprint à la télé lors des Jeux olympiques ou en accédant au poste de chef de mission de l’équipe canadienne aux prochains Jeux de 2024. Un athlète connu, au passé glorieux, somme toute !
D’excellents athlètes méconnus
Bien d’autres athlètes québécois se sont illustrés au cours de l’histoire, tout particulièrement dans les années 1980 et 1990. Les Guillaume Leblanc, Alain Bordeleau, Edrick Floréal, Philippe Laheurte, Alexandre Marchand, Alain Métellus, Bruno Pauletto, Lizanne Bussières, Rosey Edeh, Michelle Fournier, Tina Poitras et Carole Rouillard restent des références importantes pour la communauté athlétique québécoise, mais leur renommée n’a guère dépassé ce cercle. Dans la première décennie des années 2000, il y a eu Mélanie Blouin, Émilie Mondor, Kimberly Hyacinthe, Julie Labonté, Alex Genest, Hank Palmer et Achraf Tadili. Par ailleurs, Charles Philibert-Thiboutot est notre tête d’affiche depuis une bonne dizaine d’années.
Aucun de ces athlètes n’a toutefois été « suivi » assidûment par la presse sportive québécoise. Quelques « portraits » de temps en temps, des reportages çà et là, notamment dans la presse régionale. Mais rien de comparable à la couverture des athlètes professionnels nord-américains.
L’athlétisme resté sur la touche
Après les Jeux olympiques de Montréal, le Québec s’est ouvert quelque peu à autre chose que les sports professionnels nord-américains traditionnels. L’horizon sportif québécois s’est enrichi du soccer, par exemple. Le golf, la course automobile, le tennis, le cyclisme ont trouvé des tas de nouveaux fans. Et curieusement, dans la panoplie des sports dits amateurs, ce ne sont pas les sports olympiques d’été qui ont suscité un intérêt grandissant, mais plutôt les sports d’hiver : les Québécois ont découvert de formidables nouveaux champions en patinage de vitesse et en ski acrobatique. L’athlétisme, pourtant le sport le plus universel qui soit (avec le soccer), est resté sur la touche.
Le Canada compte actuellement deux des athlètes les plus polyvalents du monde : Pierce Lepage est le champion du monde du décathlon, Damian Warner en est le champion olympique. Qui les connaît au Québec? Les grandes vedettes de l’athlétisme mondial, les Shericka Jackson, Faith Kipyegon, Yulima Rojas, Mondo Duplantis, Jakob Ingebrigtsen, Ryan Crouser et Karsten Warholm, sont de parfaits inconnus chez nous. L’amateur de sport qui passe des heures devant sa télé (ou sur sa tablette ou son téléphone) à regarder ses favoris, qui lit chaque jour les pages sportives des grands quotidiens pourrait-il nommer ne serait-ce que trois athlètes d’élite québécois en athlétisme ?
Justement, comparons nos trois vedettes québécoises de l’heure avec trois vedettes du tennis. Fin octobre, Charles Philibert-Thiboutot était classé 34e au monde au 1500 m et 34e au mile et au 5 km; Jean-Simon Desgagnés était 22e au 3000 m steeple et Simone Plourde 101e au 1500 m. De leur côté, Félix Auger-Aliassime était 19e, Leylah Fernandez 40e et Eugenie Bouchard 339e. Qui la grande presse suit-elle pas à pas ?
Hypothèses
Au début des années 1970, les quotidiens anglophones de Montréal avaient chacun leur spécialiste de l’athlétisme, mais les médias francophones n’en comptaient aucun. Je fus sans doute l’un des premiers (au Dimanche-Matin et à la radio de Radio-Canada), mais je devais couvrir tous les autres sports olympiques. Alors que chaque média devait bien avoir trois ou quatre journalistes affectés au hockey, il n’y en avait qu’un seul pour les sports dits amateurs. J’ai dû me « spécialiser » dans une trentaine de sports. Est-ce bien différent de nos jours ?
Je me faisais déjà la réflexion que c’était une question de culture. Mais le Québec, j’en étais convaincu, allait s’ouvrir au monde, comme il l’avait fait à l’occasion de l’Expo 67. Il y aurait un « avant » les Jeux olympiques de Montréal et un « après ».
Certains effets ont été positifs. Il y avait eu 8 Québécois aux Jeux de Montréal, il y en aura 10 à Los Angeles en 1984, puis 13 à Séoul en 1988, un total qui ne sera jamais surpassé (10 à Barcelone en 1992, mais jamais plus de 6 par la suite). En termes de popularité, l’impact olympique sur l’athlétisme québécois s’est exercé plutôt sur la course sur route : engouement pour le marathon (celui de Montréal), victoire de Jacqueline Gareau à Boston en 1983, émergence de formidables coureurs et coureuses de fond dont les temps comptent toujours parmi les meilleurs de l’histoire de l’athlétisme québécois.
Certes, la course sur route c’est de l’athlétisme, mais qu’en est-il des épreuves en stade? Notre sport peut-il attirer les foules? Au début des années 1970, nous étions une poignée à y croire (les Larry Eldridge, Jean-Paul Baert, Claude Desjardins et quelques autres). En 1968, un petit groupe avait institué la Coupe de Montréal, qui réunissait au Centre sportif de l’Université de Montréal des têtes d’affiche canadiennes et québécoises. L’élan s’est poursuivi avec les matchs au Forum (dont le fameux Canada-URSS de 1973 où Ferragne est devenu l’espoir olympique de tout le Québec et le match Canada-RFA du 14 mars 1975 qui a attiré plus de 14 000 spectateurs), s’est prolongé jusqu’à la fin des années 1970, puis s’est éteint.
Dans la perspective nord-américaine, tout sport, pour être populaire, doit pouvoir offrir un spectacle. L’athlétisme peut-il être un sport spectacle? Pourquoi, en Europe, les foules remplissent-elles les stades à certaines compétitions ? Disons d’emblée que l’athlétisme, qui présente dans un même programme plusieurs épreuves morcelées, de durées très variables, dont les résultats ne sautent pas toujours aux yeux, ne saurait se comparer au hockey ni même au tennis. Certaines épreuves sont plus spectaculaires que d’autres, les sprints et le saut à la perche par exemple, mais les non-initiés peuvent avoir peine à suivre une compétition d’athlétisme, même à la télé.
En 1972, après les Jeux de Munich, est apparue aux États-Unis une organisation professionnelle d’athlétisme, l’International Track Association (ITA). Elle avait recruté plusieurs vedettes des Jeux de Munich (Bob Seagren, Lee Evans et Kip Keino entre autres) et entrepris une tournée aux États-Unis et au Canada, s’arrêtant même au Forum de Montréal. Durant ses quatre ans d’existence, l’ITA a attiré 300 000 spectateurs en personne et 300 millions de téléspectateurs à ses 51 événements.
La formule était dynamique (à la sauce américaine), mais il n’y avait pas de femmes, le niveau de performance était généralement décevant, les participants avaient perdu leur statut d’amateur (ne pouvaient donc plus prendre part aux Jeux olympiques) et les rentrées d’argent (billets, publicité et droits de télédiffusion) n’étaient pas à la hauteur des attentes. L’aventure a pris fin en 1976, après que les dirigeants du circuit eurent échoué à recruter certains champions olympiques des Jeux de Montréal.
Depuis les années 1980, les efforts locaux n’ont pas manqué pour faire connaître notre sport au grand public. En 1993, le Grand Prix d’athlétisme de Montréal renouait avec l’esprit des grands matchs internationaux du Forum des années 1970, mais au Centre Claude-Robillard. Le duel au 60 m entre Bruny Surin et Ben Johnson, le champion olympique déchu de 1988, suscita un grand intérêt, mais on parle d’un public d’au plus 2 500 personnes, loin des foules du Forum. (Ah oui, Surin a battu Johnson par 2 centièmes).
Radio-Canada a certainement joué un rôle majeur dans la promotion de l’athlétisme, allant jusqu’à diffuser en direct, en 2001, les Championnats du monde à Edmonton et, en 2003, à heures de grande écoute, les Championnats du monde à Paris. Cette même année 2003, Sherbrooke accueillait les 3e Championnats du monde jeunesse; ce fut un beau succès d’organisation, mais le public n’était pas au rendez-vous. Par la suite, la société d’État a diffusé les Championnats du monde en 2005, pour ne plus y revenir qu’en 2015 mais en mode webdiffusion.
L’agence Sportcom, créée en 2001, a comblé un grand vide, dû justement au manque de spécialistes des sports olympiques et paralympiques dans les salles de presse. Et il s’est toujours trouvé des journalistes et des personnalités médiatiques qui aimaient vraiment notre sport (je pense à Pierre Foglia et Richard Garneau il y a longtemps, au fondateur du Marathon de Montréal Serge Arsenault, au « maniaque des statistiques » Paul Houde et au chroniqueur Yves Boisvert de La Presse aujourd’hui, sans oublier « notre » Laurent Godbout qui a travaillé tant d’années à Radio-Canada).
Au cours des dernières années, on a retrouvé un peu l’élan des années 1970 qui se traduisait par l’organisation de grandes compétitions. Grand prix d’athlétisme en salle à Montréal, Championnats canadiens à Montréal et à Sainte-Thérèse, Jeux de la Légion à Sherbrooke, et la Classique d’athlétisme de Montréal qui, depuis 2018, fait son petit bonhomme de chemin dans un milieu sportif très concurrentiel qui offre à l’année des événements de tout acabit.
Les organisateurs de compétitions visent le plus souvent à attirer un maximum de concurrents, sous divers prétextes, mais peu considèrent les épreuves d’athlétisme comme un spectacle alléchant pour des spectateurs. Et il est difficile d’attirer des vedettes internationales, pour des questions à la fois de budget et de manque de prestige. Occasionnellement, on assiste à un sursaut d’intérêt. Ce fut le cas en 2019, quand les Championnats canadiens ont attiré près de 5000 spectateurs au complexe Claude-Robillard, principalement pour le 100 mètres opposant les deux meilleurs sprinteurs canadiens, Andre De Grasse et Aaron Brown.
Toutefois, en l’absence de champion du monde ou de champion olympique québécois depuis plus de 35 ans, notre sport manque cruellement de locomotive.
Le verre à moitié plein
Que l’athlétisme ne soit pas très populaire au Québec est-il si dramatique? Certes, la popularité d’un sport se traduit par une croissance du nombre de pratiquants, lesquels peuvent constituer un bon public pour assister aux compétitions qui mettent en scène leurs modèles ou leurs champions. Mais l’impopularité n’entrave pas forcément le développement. Nombre de sports olympiques semblent végéter, mais il y a toujours une relève et, de temps en temps, un champion ou une championne surgit de nulle part, comme l’haltérophile Maude Charron, médaillée d’or aux Jeux de Tokyo.
Malgré sa relative discrétion, notre athlétisme va plutôt bien. Le dernier rapport annuel d’Athlétisme Québec fait état d’une augmentation de 4916 membres en 2019 à 7493 en 2023, répartis dans 75 clubs à peu près partout au Québec. De nouveaux records du Québec sont homologués chaque année, même si, depuis la pandémie, le rythme a fortement ralenti chez nos moins de 20 ans. Des dizaines de nouvelles figures apparaissent chaque année dans les classements du top 10 québécois de tous les temps. La représentation québécoise dans les équipes nationales reste toujours faible, mais les athlètes sélectionnés se tirent généralement bien d’affaire, comme le démontrent les médailles d’or de Jean-Simon Desgagnés au 3000 m steeple et Charles Philibert-Thiboutot au 1500 m des derniers Jeux panaméricains.
Le Québec, il faut bien admettre, est tout petit à l’échelle mondiale et son bassin d’athlètes, minuscule. De plus, l’athlétisme est en concurrence avec un grand nombre de sports qui ne cesse de s’accroître. Les jeunes ont plus de choix que jamais, même si on peut affirmer que l’athlétisme reste, au stade de l’initiation et de la pratique récréative, un des sports les moins coûteux et les plus accessibles.
Le monde médiatique a changé lui aussi. « Devenir populaire » est maintenant l’affaire de plusieurs plateformes. Paradoxalement, on peut de nos jours suivre nos meilleurs partout dans le monde grâce aux diffusions « web », mais ces diffusions n’attirent que les initiés. Il est plus difficile de rejoindre les masses. L’effet des réseaux sociaux qui agissent en quelque sorte en « chambres d’écho » se fait également sentir dans les sports, et tout particulièrement les sports marginaux.
Au cours des 20 dernières années, je me suis néanmoins réjoui à plusieurs reprises de tous ces nouveaux venus qui donnaient du lustre à notre athlétisme, preuve que notre sport n’est pas aussi impopulaire qu’on pourrait le croire. Pour une bonne part, ce renouvellement, à la base du développement, est imputable à l’immigration. Bon nombre de talents québécois en athlétisme proviennent de communautés culturelles dont les racines se trouvent en Afrique, en Europe ou en Amérique latine et pour lesquelles l’athlétisme est un sport connu et valorisant.
Les Avril Ogrodnick, Sarah Ali-Khan, Kwaku Boateng, Jean-Claude Nduwingoma, Achraf Tadili, Lemlem Ogbsasilassie, Badghdad Rachem, Marek Adamowicz, Miranda Tcheutchoua, Tatiana Aholou et plusieurs autres ont fait beaucoup pour maintenir notre athlétisme à flot, même si ce n’était pas leur objectif. Ils ont aussi rayonné dans leur communauté, suscitant certainement de nouvelles vocations. Impopulaire, l’athlétisme québécois, dites-vous ? Tout dépend du point de vue !